Le secret de la steppe

La plus grande mer intérieure du monde possède une superficie plus étendue que le territoire allemand, pourtant lui-même le plus vaste d’Europe. Comme les Grecs appelaient Hyrcanie les terres situées au sud-est de cette mer, celle-ci était désignée dans l’Antiquité du nom de mer Hyrcanienne. Elle est bordée par cinq pays qui sont, à l’heure actuelle et pourvu que ça dure, le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Iran, l’Azerbaïdjan et la Russie. Nous sommes dans les steppes de l’Asie centrale, là où fleurit le cheval sauvage.

À 3600 kilomètres plus au nord, dans les collines de Valdaï entre Moscou et Saint-Pétersbourg, prend source le fleuve qui alimente la mer Hyrcanienne. Les Romains le nommaient Rha et au Moyen Âge on l’appelait Edel, déformation de Idel, son nom tatar. Vous connaissez les Tatars, rappelez-vous : leur chef Féofar-Khan veut envahir la Sibérie, et pour alerter son frère qui se trouve à Irkoutsk, le tsar lui dépêche un courrier en la personne du capitaine Michel Strogoff. On a tous appris ça en histoire-géo.

Je ne demanderais pas mieux que de me laisser bercer durant des heures et des heures par la musique mystérieuse de ces mots peu familiers. C’est pour moi un enchantement que de lire au hasard des pages les noms d’anciennes provinces, de royaumes lointains ou disparus, de fleuves et de montagnes que d’une rive et d’un versant à l’autre on appelle différemment. La Saintonge et la Guyenne, l’Illyrie et la Carélie, le Cervin et le Matterhorn. Un charme m’envoûte et je m’abandonne à la rêverie chaque fois que je rencontre un de ces noms qui ne sont que cela : des noms. Oubliés, caducs, ou désignant des lieux que je ne verrai jamais que sur une carte. Affranchis de toute réalité géographique précise, ils deviennent pour moi des contrées imaginaires et des pays de légende. Longtemps j’ai cru que le Kafiristan était né de l’imagination de Rudyard Kipling, qui y situe sa nouvelle « L’homme qui voulut être roi », avant d’apprendre que c’était l’ancien nom du Nouristan. Comme je ne suis pas près de mettre les pieds dans cette vallée très encaissée de l’Afghanistan, je ne la connais que par Kipling et Eric Newby. Celui-ci fut avec son compatriote Hugh Carless le premier Occidental à la visiter, en 1956, et il livre le récit de leur expédition dans un livre à l’humour savoureux et très anglais dont le titre, Un petit tour dans l’Hindou Kouch, donne déjà un aperçu. Que le Nouristan existe bel et bien ne change rien pour moi, dans le fond : je n’irai pas davantage là-bas qu’en Ruritanie, ce royaume d’Europe centrale inventé par Anthony Hope dans Le Prisonnier de Zenda. Le Kafiristan n’a pas plus de réalité pour moi que la ville d’Ys ou les îles Fortunées. Il n’y a là que des mots servant d’ingrédients à un plaisir suave, presque sensuel, que je ne cherche pas à analyser. Mais si je veux que vous suiviez un peu cet article, il va bien me falloir employer les noms actuels. En résumé, la Volga se jette dans la mer Caspienne.

Sur le cours moyen de la Volga, à environ un millier de kilomètres au nord de la mer Caspienne, se développa à la fin du Néolithique, soit au IVe millénaire avant Jésus-Christ, une civilisation dont nous ne connaissons avec certitude que deux aspects : elle a laissé les plus anciens vestiges connus de la domestication des chevaux – entre autres des mors – et on y enterrait les défunts illustres, rois et guerriers, dans des tumulus. Comme on ignore le nom de ce peuple, on le désigne par le mot russe signifiant justement tumulus : kourgane. Maintenant vous saurez pourquoi l’Immortel très méchant qui veut couper la tête à Christophe Lambert dans Highlander s’appelle le Kurgan. Contrairement à ce que laisse penser le film, kourgane n’est pas le nom d’une tribu ni d’un clan : c’est un nom commun de lieu que les archéologues ont donné par convention au peuple qui édifiait des kourganes dans les steppes de cette région. Ce peuple de guerriers exerce sur votre vie quotidienne une influence dont vous ne mesurez peut-être pas l’étendue à ses justes proportions. Et c’est probablement à cause des chevaux.

Dans la Bible se rencontre le nom Babel, jeu de mots sur la ville de Babylone et sur un terme hébreu signifiant embrouillé. Babel, c’est le blabla, le discours confus et inintelligible. Le livre de la Genèse évoque une tour que les hommes prétendent bâtir pour se rendre égaux à Dieu – les Grecs appelleront hubris cette manie de la démesure qui conduit l’homme à sa perte. Pour empêcher ce projet sacrilège, l’intervention divine brouille les langues, de sorte que les hommes ne se comprennent plus et doivent renoncer à leur entreprise. Pour leur part, les Grecs ne se troublaient aucunement de cette variété des langues. Les Grecs, on le sait, n’étaient pas du genre à se poser des questions. Ils divisaient l’espèce humaine en deux groupes : celui qui parlait grec et celui qui parlait autre chose. Que ce fût du phénicien, du syriaque ou de l’hébreu, peu importait. Aux charmantes oreilles de la belle Hellène, c’était du blabla, du bredouillis, du brbrbr, d’où le nom de barbaroï attribué sans distinction à tous les peuples non-hellénisants. Un barbare, c’est quelqu’un qui ne parle pas grec. Comment voudriez-vous qu’il fût civilisé ? On ne peut même pas lui en vouloir, le pauvre.

Puis le latin vint. Les Romains, on le sait, n’étaient pas du genre à se poser des questions. Ils divisaient l’espèce humaine en deux groupes : celui qui parlait grec ou latin et celui qui parlait autre chose. Que ce fût du germain, du gaulois, ou de l’araméen, peu importait. Pour les feuilles délicates de la bonne Romaine, c’était du blabla, du bredouillis, du brbrbr, d’où le nom de barbari attribué sans distinction à tous les peuples non-hellénisants et non-latinisants. Un barbare, c’est quelqu’un qui ne parle ni grec ni latin. Comment voudriez-vous qu’il fût civilisé ? On ne peut même pas lui en vouloir. Le pauvre.

Le langage est une question philosophique depuis qu’il existe une philosophie en Occident. En revanche, les langues ne sont devenues que très tardivement un objet d’étude en elles-mêmes. Lorsque les sophistes puis Aristote s’interrogeaient sur le langage, ils s’intéressaient exclusivement aux relations entre la pensée et les catégories grammaticales de leur langue, le dialecte attique en usage à Athènes. C’est au XVIIIe siècle qu’est apparue la linguistique, science qui s’attache à décrire le fonctionnement d’une langue dans ses moindres détails, depuis l’étymologie jusqu’à la syntaxe, en passant par la morphologie et la phonologie. Dès ses prémices, la linguistique formula une hypothèse aussi hardie que stimulante. Et si toutes les langues possédaient une origine commune ? Voilà un sujet de recherche passionnant s’il en est. Le malheur voulut que les Allemands s’en mêlassent, et on sait tous comment ça se finit dans ces cas-là.

Ce fut presque un jeu d’enfant pour les philologues que d’établir des liens de parenté pour former certaines familles de langues, que même moi j’y aurais pensé : romanes, germaniques, slaves, celtiques et tutti frutti. On rassembla l’hébreu, l’araméen et l’arabe dans une même famille, qu’on nomma les langues sémitiques, du nom de Sem, fils de Noé, le célèbre architecte naval. Il convient de noter qu’il s’agit là uniquement d’un rapprochement linguistique, d’ailleurs tout ce qu’il y a de valide. Parler de peuples sémitiques n’a en revanche aucun sens : en-dehors de la proximité de leurs langues respectives, rien ne relie le peuple juif aux peuples arabes. Pas plus naguère que jadis, aujourd’hui non plus, et si vous voulez mon avis, c’est pas demain la veille. Sans parler de religion ni d’histoire et pour en rester au domaine linguistique, on constate que l’écriture de l’hébreu et celle de l’arabe n’emploient pas du tout le même alphabet. Cela veut dire qu’avec de la bonne volonté, un Jordanien et un Israélien pourraient peut-être communiquer un peu oralement, comme les Portugais et les Espagnols, mais ils seraient dans l’incapacité totale de lire chacun la langue de l’autre.

Notre héritage culturel étant ce qu’il est, c’est-à-dire chrétien, la première piste explorée par les linguistes cherchant une origine commune à toutes les langues fut celle de l’hébreu. C’est après tout la langue dans laquelle Dieu s’adressait paraît-il à Adam, Abraham, Isaac et toute la smala. On peut supposer, si l’on fait de la Bible une lecture littérale, que tout le monde parlait hébreu jusqu’à la catastrophe de Babel. Scientifiquement, l’hypothèse tient moins longtemps sur ses jambes qu’un poulain qui vient de naître. Cela faisait bien l’affaire des Allemands, particulièrement en pointe dans le domaine linguistique et beaucoup moins dans le domaine de l’amitié avec les Juifs. Ils en tenaient pour une autre hypothèse, qui ne passait pas plus la rampe que l’hypothèse hébraïque, et qui entraîna des absurdités dont nous ne sommes peut-être pas tout à fait délivrés. C’était l’hypothèse aryenne.

Au XIXe siècle se répandit dans le monde scientifique une grave confusion à cause, tenez-vous bien, d’un banal autoethnonyme. On croit rêver. Un autoethnonyme est le nom qu’un peuple utilise pour se désigner lui-même. Par exemple, les habitants de la Grande-Bretagne ne disent pas Britanniques pour parler d’eux : ça, c’est leur ethnonyme en français. Leur autoethnonyme est bien entendu British. Or, il vivait en un passé fort éloigné, aux confins de l’Inde et de l’Afghanistan, un peuple qui avait opté pour Arya en guise d’autoethnonyme. Ce mot sanskrit signifie noble ou maître – ça se défend, ils n’allaient pas choisir de s’appeler eux-mêmes les Pignoufs ou les Berlingots. Les philologues avaient été vivement impressionnés par le fait que le sanskrit, comparé aux autres langues de la région, comme par exemple le pachtoune, l’ourdou ou les langues dravidiennes, c’est-à-dire parlées en Inde, se distinguait par la variété de son vocabulaire et la complexité de sa syntaxe, et surtout par sa capacité à exprimer des notions abstraites. Le sanskrit était en outre la langue des textes sacrés de l’hindouisme. Les linguistes se contentaient de noter les faits langagiers qui différencient, de fait, le sanskrit du pali, de l’hindi ou du bengali par exemple, tout en le rapprochant des langues européennes.  Ils créèrent pour cette raison la famille des langues indo-aryennes. D’autres, qui n’étaient pas linguistes, voulurent expliquer cette réalité selon un prisme bien particulier. La description linguistique fut relayée par une théorie raciale. Selon une idéologie très en vogue à l’époque, la sophistication du sanskrit le rendait comparable au grec et au latin, les langues de l’Occident et des races supérieures qui le composent. Une seule explication possible : le sanskrit était en réalité d’origine occidentale. Des métèques n’avaient pas pu trouver ça eux-mêmes. Je vous fais grâce des détails, mais des traductions erronées de textes sacrés hindous conduisirent à penser, avec un petit effort d’imagination que l’on était tout disposé à consentir, que le peuple Arya était originaire de l’Europe septentrionale. Vous savez, là où vivent des hommes grands, blonds et aux yeux bleus. Ces Aryas ayant émigré vers l’Asie centrale, ils étaient à l’origine de toutes les grandes réalisations des peuples de la région, et s’ils étaient plus petits et moins blonds qu’en Europe, c’est parce qu’ils avaient fini par se mélanger aux populations locales, ce qui naturellement s’était révélé fatal. La fière race des Aryens avait inexorablement dégénéré. Certains roulaient même en Seat Ibiza.

Les linguistes étant des gens sérieux, ils abandonnèrent assez vite la théorie d’une origine européenne du sanskrit, que l’examen invalidait malgré des similitudes avérées. Le terme d’Aryen tomba en désuétude avant la fin du XIXe siècle : on ne l’employait plus – et c’est encore le cas aujourd’hui – que dans l’expression de langues indo-aryennes, puisqu’à défaut d’être lié ethniquement à l’Occident, le sanskrit est bel et bien lié aux langues indiennes du point de vue linguistique. Cependant le mot fut remis à la mode en Allemagne dans les années 1920, en dépit d’un manque complet de pertinence dans le contexte où on l’employait : la supériorité de la race aryenne, destinée à dominer le monde. Or, aryen c’est comme sémite : autant le terme est adéquat du point de vue linguistique, autant il est inopérant du point de vue ethnique – il n’a tout simplement jamais existé de peuple aryen, c’est un sous-groupe d’une famille de langues parlées par des peuples différents. Les Aryas n’en étaient qu’un parmi d’autres et n’avaient jamais mis les pieds en Europe. L’emprunt de la croix gammée à la symbolique hindouiste ne suffisait pas à constituer une identité de race. L’empire de mille ans en dura douze et l’on n’utilise plus le mot aryen qu’avec une extrême prudence, voire plus du tout en dehors du champ linguistique – c’est un de ces cas où la connotation finit par tuer le mot.

L’état des lieux au XXe siècle était donc le suivant : les langues européennes et certaines langues indiennes, en particulier le sanskrit, présentaient trop de ressemblances pour que cela fût le fruit du hasard, mais il n’était pas possible non plus que les unes fussent nées des autres. Il manquait visiblement un épisode quelque part. Comment était-on parvenu à cette conclusion ? Je n’entrerai pas dans des détails que je ne maîtrise pas : toujours est-il qu’une nouvelle hypothèse fut proposée, et avec quelques amendements, c’est celle qui demeure communément admise. Ces langues ne seraient pas à l’origine les unes des autres selon quelque combinaison que ce soit, mais elles partageraient une origine commune. Bon Dieu mais c’est bien sûr ! Si ce n’est ta mère, c’est donc ta sœur ! Ou ta cousine, va savoir. Cette origine commune de ce qui s’appelait désormais les langues indo-européennes serait une langue disparue avant l’invention de l’écriture, que l’on ne peut donc pas directement connaître mais que l’on peut partiellement reconstituer grâce aux efforts conjugués de la linguistique comparée – d’une langue à l’autre – et de la linguistique diachronique, qui étudie l’évolution des langues à travers le temps. La démarche évoque celle des astronomes qui ont su déterminer à partir de savants calculs l’existence de corps célestes qu’ils ne pouvaient pas observer mais dont le progrès technologique permit, parfois beaucoup plus tard, de confirmer la présence dans l’espace. Bravo les gars, ça c’est du travail propre. Cette langue hypothétique mais à l’existence probable fut baptisée du doux nom de proto-indo-européen.

Ce qui manquait toutefois, c’était une idée précise du lieu d’où avait pu naître et essaimer cette sorte de langue-mère. La linguistique devait dès lors s’appuyer sur l’archéologie, ce qui n’était ni la première ni la dernière fois. Seulement, il n’est rien de pire qu’un linguiste qui se pique d’archéologie, si ce n’est un archéologue s’improvisant linguiste. Il fallait quelqu’un qui maîtrisât réellement les deux disciplines. Il fallait quelqu’un qui se trouvât au fait de l’état des connaissances archéologiques les plus pointues et des subtilités sans nombre de la linguistique. Il fallait Marija Gimbutas. C’est cette chercheuse lituanienne qui formula dans les années 1950 l’hypothèse la plus souvent retenue aujourd’hui, même si elle ne fait pas l’unanimité, cela va de soi. La nature même de la question rend inévitable qu’elle reste perpétuellement en débat. Contrairement à l’astronomie, aucun progrès technologique ne fournira jamais à aucune théorie les outils permettant d’obtenir une preuve irréfragable – ou alors il faudrait une machine à remonter le temps. En l’état, les avancées de la linguistique et de l’archéologie depuis soixante-dix ans auraient plutôt conforté la théorie de Marija Gimbutas. L’étude des cartes et des découvertes archéologiques semble indiquer qu’au Néolithique, plusieurs inventions techniques se propagèrent d’une façon assez régulière à partir d’un point du globe situé au nord de la mer Caspienne, sur le cours moyen de la Volga. Les langues parlées dans ces contrées ont visiblement une origine commune. Il paraît donc logique de penser qu’à cette époque un peuple, qui par ailleurs ensevelissait ses rois disparus dans des tumulus, si vous voyez de qui je veux parler, a migré depuis cette région vers le sud-est et le sud-ouest, donc vers l’Europe centrale et occidentale d’une part, et l’Asie centrale d’autre part, emportant avec lui son savoir-faire technique. La suite est comparable à l’évolution du latin qui disparut après avoir donné naissance aux langues romanes. Cette langue proto-indo-européenne sombra dans l’oubli après que les différents peuples qui l’avaient adoptée l’eurent transformée chacun selon son usage d’une vallée à l’autre, d’une rive à celle d’en face. Le distinguo avec le latin est que l’on ne dispose d’aucun texte pour garantir le bien-fondé de cette théorie, étant donné qu’au Néolithique personne ne savait se servir correctement d’un stylo à bille. Il n’empêche que ce que l’on appelle désormais l’hypothèse kourgane demeure la plus cohérente et la plus satisfaisante au regard des connaissances linguistiques, ethnologiques et archéologiques actuelles.

On sait bien que nous parlons une langue dérivée du latin, on l’a appris à l’école. Il y a désormais tout lieu de penser que le latin lui-même dérivait d’une autre langue plus ancienne encore. Cette langue qui est en quelque sorte la bisaīeule de la nôtre était parlée par un peuple de guerriers, qui enterrait ses morts glorieux dans des tumulus au bord de la Volga, et s’aventura il y a cinq mille ans au delà de la mer Caspienne, vers les volcans enneigés de l’Arménie, la steppe kazakhe, les vallées profondes du Kafiristan, les déserts salés de la Perse, les rives de l’Indus, parce qu’il avait été parmi les tout premiers à domestiquer le cheval. Il y a des gens comme ça. Dès qu’ils ont trouvé le moyen de partir à la découverte du monde, ils bondissent en selle, jettent un dernier regard au monticule abritant leurs ancêtres, et s’élancent au galop vers l’inconnu, emportant avec eux ce que nous emportons toujours, où que nous allions : la langue que nous parlons. Il ne faut pas chercher à les retenir.