G x m1 x m2 / d2 = viol

C’est quoi cette histoire invraisemblable du manuel de viol de Newton ?

(un lecteur fidèle et attentif de ce blog)

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Dans l’article Les clés universelles, publié il y a trois jours, j’ai cité un morceau de phrase de la philosophe féministe Sandra Harding, que je jugeais – et juge toujours – bien imprudente, affirmant qu’il serait « éclairant et honnête de se référer aux lois de Newton comme au manuel de viol de Newton ». Moi aussi j’aime bien ce qui est éclairant et honnête, et il me semble que la moindre des politesses serait de ne pas réduire ce propos à son apparence spectaculairement ridicule. Pourquoi et comment Sandra Harding peut-elle écrire une chose pareille ?

Son point de départ est une analyse du langage métaphorique employé à l’émergence de la science moderne, au XVIIe siècle. Deux images y sont récurrentes : la nature comme femme, la nature comme machine. La première est ancienne et pour ainsi dire universelle : la Déesse mère apparaît dans les cultures les plus diverses dès le Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années. La seconde est bien sûr liée au développement technologique : par exemple, Descartes l’utilise dans son Discours de la méthode. La physique moderne a progressivement abandonné l’image maternelle et féminine au profit de l’image mécanique [mécanique / machine : même étymologie]. Elle paraît plus juste, plus féconde pour la recherche, et permet de se détacher d’une vision mythique et sacrée de l’univers : la nature n’est pas une mère bienveillante, mais une mécanique complexe et indifférente. Si on l’envisage ainsi, on ouvre la possibilité de nouvelles découvertes. L’histoire des sciences le montre d’ailleurs assez.

C’est pour cette raison que par la suite, les historiens des sciences et autres épistémologues ont opéré une distinction entre la métaphore de la femme à qui il faudrait arracher ses secrets par la force intellectuelle du raisonnement, ce qui n’est qu’une figure de style, et la métaphore de la machine, plus appropriée pour décrire la démarche scientifique, car plus proche de la réalité. C’est ce que Sandra Harding remet en cause : « Mais si nous devons croire que les métaphores mécanistes étaient une composante fondamentale des explications fournies par la nouvelle science, pourquoi devrions-nous croire que les métaphores de genre ne l’étaient pas ? » Pourquoi ne voir qu’une façon de parler dans un cas et une expression adéquate dans l’autre ? La réponse est dans ce que l’on vient de dire, mais cela n’emporte pas son adhésion. Pour elle, si l’on admet une métaphore comme valide, alors on doit reconnaître toutes les métaphores comme valides. C’est sa première erreur. Paul Éluard a comparé la Terre à une orange et l’image nous paraît juste, alors que nous resterions perplexes s’il avait parlé d’une banane.

Partant d’un principe erroné, Sandra Harding livre sa lecture d’un passage de l’ouvrage de Francis Bacon De la dignité et de l’accroissement des sciences [1605] : « Et il ne faut nullement balancer à entrer et à pénétrer dans ces antres et ces recoins ; pour peu qu’on n’ait d’autre but que la recherche de la vérité. » La traduction en français d’Antoine de La Salle propose antres là où Bacon a écrit moins poétiquement holes, trous. Pénétrer, trou… il n’en faut pas plus pour conclure à une image de viol. Peu importe qu’on pénètre aussi dans un trou quand à la chasse on traque le gibier jusque dans sa tanière. Peu importe qu’on pénètre dans une pièce sans avoir un instant l’idée de violer les meubles, ou que le soleil pénètre par notre fenêtre sans nous causer de traumatisme. Employé par un homme, ce verbe a obligatoirement une connotation sexuelle. C’est en tout cas ce que pense Sandra Harding, et c’est sa deuxième erreur. Bacon lui-même, dans le même livre, utilise plusieurs fois ce verbe dans son sens premier, qui est tout bêtement entrer dans. De plus, si selon lui il ne faut nullement balancer, ce n’est pas parce qu’on se fiche du consentement de la nature, c’est-à-dire de la femme, c’est parce qu’il ne faut pas se laisser arrêter par la superstition dans la recherche de la vérité objective des causes et des effets. Pour explorer un territoire, il faut bien y pénétrer, ça n’a rien de sexuel. Ce n’est pas Bacon qui a le cerveau dans la culotte.

Et Newton, dans tout ça ? C’est quand même lui que Harding accuse d’avoir écrit un manuel de viol. Eh bien cela vient de sa troisième erreur : à ses yeux, Newton est coupable par association. C’est-à-dire que si Bacon a employé des images évoquant le viol, et qu’il est représentatif de la science moderne à ses origines, Newton a dû commettre le même crime, n’est-ce pas ? « On peut supposer [écrit Harding qui en effet peut supposer, mais en aucun cas démontrer ce qu’elle affirme] que ces métaphores ont également eu des conséquences pragmatiques, méthodologiques et métaphysiques fructueuses pour la science. Dans ce cas, pourquoi n’est-il pas aussi éclairant et honnête de qualifier les lois de Newton de  ̋manuel du viol de Newton ̋ que de les appeler  ̋mécanique de Newton ̋ ? » Pour répondre à sa question rhétorique, elle oublie que deux générations séparent les deux savants : Bacon aurait eu 81 ans à la naissance de Newton en 1642. Or, dans l’intervalle, la métaphore en général a déjà pratiquement disparu du langage scientifique et Newton n’y recourt qu’en de rares occasions. Il ne pratique plus l’analogie si caractéristique des œuvres de Bacon et son style est beaucoup plus aride. Le langage scientifique est devenu presque uniquement technique et il l’est à peu près demeuré jusqu’à aujourd’hui, en dehors des ouvrages de vulgarisation. Plusieurs études ont abordé la question de l’analogie dans l’œuvre de Bacon. Sandra Harding aurait pu en prendre connaissance.

Son propos, résumé à ce que j’en ai cité dans l’article Les clés universelles, semble absurde et crétin. Replacé dans son contexte, on voit que ce qui amène sa question est loin d’être idiot ou anodin. C’est même une observation légitime sur le langage métaphorique dans les sciences. Le problème, c’est qu’elle aborde le sujet avec des préjugés, et qu’elle pose la question elle-même en fonction de la réponse qu’elle a déjà décidé d’y apporter. En raison de recherches superficielles, de postulats inopérants et de raccourcis inappropriés, elle parvient à une conclusion non seulement fausse mais aussi, il faut bien le dire, ahurissante de sottise et de violence contre les hommes, tous violeurs potentiels. Bacon, Descartes et Newton n’ont jamais violé personne, et ce dernier n’a peut-être même jamais perdu sa virginité. S’imaginer qu’on peut déceler dans son œuvre la moindre allusion au viol, pour ne rien dire de sa justification ni d’éventuels conseils pratiques que donnerait le physicien aux apprentis criminels, c’est le signe d’un aveuglement idéologique destructeur. Ça ne fait avancer ni la science ni la cause des femmes.