Le sourire & les crachats

Et nous sommes ici comme dans une plaine sombre

Balayée d’alarmes confuses de lutte et de fuite,

Où d’ignorantes armées s’affrontent dans la nuit.

Matthew Arnold, « La plage de Douvres »

***

Si jamais je pose la main – gantée et hydroalcoolisée, deux précautions valant mieux qu’une – si jamais, donc, je pose la main sur le sinistre résidu de clystère qui a décrété un jour, du haut de son conformisme intellectuel érigé en norme culturelle, que la science-fiction n’était pas de la littérature digne de ce nom mais un genre mineur tout juste bon pour des mioches attardés, j’y pète les rotules direct. Obligé. Avec mon sabre laser. Un vert, celui que portent dans Star Wars les chevaliers Jedi en mission diplomatique.

Un bon roman de science-fiction demande plus d’imagination et en dit plus long sur nous que n’importe quelle œuvrette d’écrivains dont les lauriers trempent dans le café crème aux terrasses de la rive gauche. L’un des grands auteurs du genre, l’Américain Ray Bradbury, a publié dans le premier numéro du magazine Fantastic, en juin 1952, une nouvelle intitulée « Le sourire ». Elle figure dans le recueil Un remède à la mélancolie. Au départ, elle devait constituer le dernier chapitre d’un roman resté inachevé, Where Ignorant Armies Clash by NightOù d’ignorantes armées s’affrontent dans la nuit, titre emprunté, comme on le voit dans les vers cités en épigraphe de cet article, à un texte du poète victorien Matthew Arnold. Si vous pratiquez l’anglais, vous pourrez lire cette nouvelle ici :

https://metallicman.com/laoban4site/the-smile-full-text-by-ray-bradbury/

Comme tout le monde ne peut pas être troglodyte – ou polyglotte ? je ne sais jamais –, en voici un résumé. Le monde a subi un cataclysme nucléaire. En 2061 – du moins il croit savoir qu’on est cette année-là – le jeune Tom s’apprête à participer à des réjouissances dans sa petite ville, quelque temps après la « fête de la science » où l’on a détruit la dernière automobile que l’on a pu trouver. Cette fois-ci, il s’agit pour les gens de cracher tour à tour sur un tableau. Personne ne veut manquer l’événement et on fait la queue depuis 5h du matin. La toile – une reproduction, note monsieur Grigsby, qui se souvient que l’original était peint sur bois – représente en buste une jeune femme brune devant un paysage rocailleux et boisé. Elle a les mains croisées dans son giron et un léger sourire aux lèvres. On l’appelait Mona Lisa, affirme Grigsby. L’autorisation est donnée au public de détruire la toile. Tandis que la foule se déchaîne et réduit le tableau en charpie, Tom n’a pas le cœur de se joindre au saccage, car il a ressenti une émotion inconnue. Il parvient à sauver un lambeau de la peinture, qu’il dissimule dans sa chambre. Sur ce fragment, le sourire mystérieux.

Le vendredi 14 octobre 2022, Phoebe Plummer, 21 ans, et Anna Holland, 20 ans, ont jeté de la soupe de tomate sur Les Tournesols de Vincent Van Gogh, à la National Gallery de Londres. Le dimanche 23, deux jeunes activistes ont jeté de la purée de pommes de terre sur Les Meules de Claude Monet, au musée Barberini de Potsdam. Le jeudi 27, trois autres ont… eh bien, à voir la vidéo, ce qu’ils ont voulu faire n’est pas limpide : devant La Jeune Fille à la perle de Vermeer, au Mauritshuis de La Haye, un jeune homme a versé de la soupe de tomate sur la tête de son camarade qui s’est ensuite roulé le crâne sur la toile, tout en essayant, dirait-on, d’y coller ses cheveux – qu’il portait trop courts pour ça. Dans trois pays d’Europe, trois chefs-d’œuvre de la peinture ont donc été vandalisés en moins de deux semaines par des barbares enthousiastes.

Mais la science-fiction est un genre mineur sans intérêt.

Il me semble néanmoins que la nouvelle de Bradbury, publiée il y a 70 ans et située dans un avenir désormais assez proche – environ deux générations – témoigne mieux de notre époque, et de ce qui y prend forme peu à peu, que les autofictions nombrilistes de Yann Moix et Frédéric Beigbeder. C’est en alliant l’imagination romanesque à l’observation de leur temps, en particulier des avancées scientifiques et technologiques, mais aussi des évolutions sociales, que les auteurs de science-fiction réalisent deux choses aussi difficiles l’une que l’autre. D’une part, une représentation plausible de l’avenir, et d’autre part l’évocation de ce qui préoccupe leur propre époque. J’ai lu vers 1985 Tous à Zanzibar de l’Anglais John Brunner, paru en 1968 et dont l’action se déroule en 2010. Quand arriva cette année-là, combien de fois ai-je repensé aux multiples histoires qui s’entrecroisent – ou ne se croisent jamais – dans ce roman foisonnant, un de ceux qui m’auront le plus durablement marqué. Il n’y manque pas grand-chose, entre le terrorisme, le pouvoir des multinationales supplantant celui des nations souveraines, le destin tragique du continent africain, le clonage humain, ou l’emprise des médias interactifs. Ce que Brunner imagine n’est pas tout à fait, dans les détails concrets, ce que nous connaissons aujourd’hui avec la Toile, les réseaux sociaux et la réalité augmentée, mais le principe est bien là, et les conséquences également. Et si l’on parle moins de clonage humain depuis quelques années, n’allons pas croire qu’on ait abandonné l’idée dans ces laboratoires chinois où il se passe tant de choses intéressantes.

Dans « Le sourire », c’est suite à une guerre nucléaire que l’humanité a sombré dans la sauvagerie et ressent désormais une méfiance absolue vis-à-vis de la technologie, perçue uniquement comme source de destruction. On a occulté tous les bienfaits qu’elle a apportés. Une rage s’empare de la population devant tout ce qui rappelle les temps où existait cette chose nommée civilisation. Cette rage ne se limite pas aux réalisations technologiques, comme les voitures ou les avions – on a démoli quelques années auparavant une usine qui essayait encore d’en construire. Elle s’étend aux œuvres de l’esprit, car, Bradbury l’exprime parfaitement, la civilisation est d’un seul tenant.

Or, certains ne voient aujourd’hui dans la civilisation occidentale que la matrice de tous les maux de la terre : la pollution, le patriarcat, le colonialisme, l’esclavage – qu’elle a pourtant été la première à abolir alors qu’il est encore pratiqué ailleurs. C’est pourquoi, selon eux, il est urgent de l’annihiler. Ils oublient qu’elle a aussi développé la médecine, les arts, l’universalisme des libertés humaines et, ce qui les intéressera davantage, le bien-être matériel dont ils jouissent et auquel, malgré toutes leurs postures, je ne les crois pas disposés à renoncer de sitôt. Qu’on le veuille ou non, qu’on le reconnaisse ou pas, c’est à la civilisation occidentale, blanche, capitaliste, patriarcale et hétéronormative – comme si ça avait le moindre rapport avec la question – que nous devons la pénicilline, les concerti a cinque d’Albinoni et les smartphones à écran tactile avec lesquels se filment les vandales.

De leurs déclarations sur le lieu du crime à leurs messages sur les réseaux sociaux, la justification de leur vandalisme par les militants de Letzte Generation à Potsdam est édifiante :

« Ce tableau ne vaudra plus rien si nous devons nous battre pour trouver de quoi manger. » Quelle valeur ? La valeur marchande ? Quid de la valeur esthétique ? Le patrimoine artistique de l’humanité est-il bon pour la décharge, je veux dire pour le recyclage des déchets verts ? C’est peut-être pour cela qu’ils prônent la décroissance : ils ne pensent qu’en termes d’argent, formatés par la société qu’ils dénoncent sans même s’en rendre compte. J’y reviendrai, car c’est un aspect capital – sans jeu de mots, ou avec.

« Monet aimait la nature et a capturé sa beauté fragile dans ses œuvres. Pourquoi beaucoup plus de personnes ont-elles peur que l’une de ces images soit endommagée que de la destruction de notre monde lui-même ? » Oui, Monet aimait la nature, donc abîmons les œuvres où il en célèbre la beauté. C’est d’une logique imparable. Et qui vous dit que les gens qui admirent la peinture ne se soucient pas aussi de la nature ?

« Nous vivons une catastrophe climatique. Et tout ce dont vous avez peur, c’est de la soupe de tomate ou de la purée de pommes de terre sur un tableau. » Comme si c’était juste « un tableau », une croûte quelconque, alors que c’est une toile de Monet, un des plus grands peintres de l’histoire. Et surtout, je vous demande bien pardon mais je ne savais pas qu’il fallait choisir entre la défense de la nature et la préservation des œuvres d’art. Les vandales nous placent devant un faux dilemme. C’est le degré zéro de la dialectique.

Actuellement on s’émeut à juste titre qu’une trentaine de musées et au total plus de 650 sites culturels aient été endommagés ou détruits par la guerre en Ukraine. Mais quelle est la différence entre ce que fait l’armée russe et ce que font ces activistes ? L’objectif est le même : faire disparaître une civilisation et jusqu’à la mémoire de celle-ci en détruisant son héritage culturel. Le nationalisme russe et le fanatisme écologiste agissent selon la même logique et dans le même esprit. La seule différence qui m’apparaisse, c’est celle de l’envergure des actions et des moyens : d’un côté des bombes, de l’autre de la nourriture qu’on a préféré jeter sur un tableau plutôt que la donner à une banque alimentaire. Je parle bien de fanatisme écologiste. Quand les talibans ont fait exploser les bouddhas de Bâmiyân en 2001, c’était l’acte de fanatiques islamistes, n’est-ce pas ? C’est la même chose : quand on détruit des œuvres du patrimoine mondial au nom de son idéologie, quelle qu’elle soit, on n’est pas autre chose qu’un fanatique et un barbare. Qu’on ne vienne pas me seriner que ça n’a rien à voir, parce que les militants écologistes agissent pour la bonne cause. Pardi ! Qui a jamais affirmé se battre pour la mauvaise cause ? Celle des écologistes n’est pas dénuée d’ambiguïtés et d’aspects négatifs.

Phoebe Plummer s’est exclamée après son geste : « Qu’est-ce qui vaut le plus, l’art ou la vie ? Cela vaut-il plus que la nourriture ? Plus que la justice ? » Moyennant quoi, elle a gâché de la bonne soupe qui pouvait encore servir et n’a rendu justice à personne. Où est la justice dans la vandalisation d’œuvres de l’esprit ? On ne promeut pas une cause, si juste soit-elle à nos yeux, en saccageant des œuvres d’art qu’on aurait été bien incapable de créer soi-même. Cela ne fait pas avancer la cause d’un iota, l’action n’ayant aucun effet concret sur quoi que ce soit – Les Tournesols recouverts de soupe à Londres, ça n’arrêtera pas la fonte des glaciers dans les Alpes. On ne convainc personne et on se met au contraire l’opinion à dos : masquer des enseignes pour lutter contre la pollution lumineuse et le gaspillage d’énergie, je comprends l’action, le message, le rapport entre les deux, et je ne suis pas loin d’approuver ; vandaliser une œuvre d’art, c’est non.

Sacrifier la beauté au nom de la justice n’a aucun sens. Il n’y a pas à choisir entre deux dimensions essentielles de la vie humaine. Le vrai, le bon, le beau, le juste sont inséparables. Ça fait plus de 2000 ans qu’on le sait. Seuls les barbares l’ignorent. Ils ne comprennent pas non plus que nourritures spirituelles et nourritures terrestres ne sont pas sur le même plan : ils ne voient dans un chef-d’œuvre de la peinture qu’une marchandise onéreuse. Ces jeunes gens, pour la plupart diplômés, ne savent pas que la peinture a énormément contribué à développer en Europe le sentiment de la nature qui apparaît vers la fin du XVIIIe siècle et dont ils sont les héritiers. Le monde qu’ils veulent bâtir fait froid dans le dos. La conviction qu’il est urgent d’enrayer le dérèglement climatique se conjugue à la haine de l’homme, surtout dans sa version occidentale, même devant ce qu’il a accompli de plus beau. Or, en détruisant Monet ou Vermeer on ne rendra le monde ni meilleur ni plus juste. On ne fera que le rendre plus laid et plus triste encore.

Il y a aussi le courage, qui n’est que de façade. La justice intervient, on paie une amende et chacun rentre chez soi. Pour régler l’ardoise, l’argent ne manque pas : depuis 2019, les mouvements Extinction Rebellion et Just Stop Oil ont reçu 4 millions de dollars du Climate Emergency Fund, alimenté en grande partie par les dons d’Aileen Getty, héritière d’une fortune colossale, acquise dans l’industrie pétrolière – son grand-père J. Paul Getty fut en son temps l’homme le plus riche du monde. Elle n’a jamais travaillé elle-même dans ce domaine et semble sincère dans sa démarche – employer son héritage pour une cause qui lui tient à cœur – mais c’est intéressant de voir des militants financer leurs actions anti-pétrole et anti-capitalistes avec l’argent du pétrole et de l’optimisation fiscale. Ils ont oublié l’enseignement de Socrate et retenu la leçon de Vespasien. Pecunia non olet, quand ça nous arrange. Il faut les comprendre : que pourraient-ils faire d’autre pour avoir des sous ? Se lever à 3h du matin pour aller vendre du fromage de chèvre bio sur les marchés ? Les virements bancaires de leur mécène rapportent plus et c’est moins fatigant.

Par ailleurs, on prend bien soin de ne viser que des tableaux protégés par une vitre solide, dont l’efficacité est d’ailleurs relative – les toiles demeurent en fait très fragiles – et on ne va pas jusqu’à les lacérer ou les brûler. Les écologistes radicaux ne poussent pas la radicalité jusqu’à détruire pour de vrai. Pour le moment. C’est du spectacle, c’est pour la galerie – c’est le cas de le dire. Ils attaquent une société dont ils suivent les codes avec servilité : buzz et coup de com’. La vraie révolte serait de refuser ces codes, de ne pas se compromettre avec la société du spectacle, mais leur « réflexion » ne va pas jusque là.

Ce qui les freine dans leur élan destructeur, ce n’est pas le respect de la création artistique – dont ils n’ont que faire, ils le disent eux-mêmes, ou plutôt qu’ils ne comprennent même pas. C’est juste que ce sont des pusillanimes – j’avais écrit couilles molles mais j’ai senti se cabrer l’ombre auguste de Jean d’Ormesson, qui a placé en moi tant d’espoirs. Ils ne voudraient tout de même pas aller en prison. Plastronner devant les caméras, soit, suivre l’exemple de Bobby Sands, Václav Havel ou Nelson Mandela, faudrait pas pousser non plus. Malheureusement, la logique de la surenchère veut que devant l’absence d’effet de leurs actions, aussi manifeste que prévisible, ils accentuent la violence de celles-ci. On peut raisonnablement craindre qu’ils se laisseront prendre dans un engrenage et s’enhardiront, dès demain, à organiser des autodafés avec des paysages de Poussin ou de Turner. On brûle déjà des livres sous prétexte de combattre le racisme et la transphobie.

Margaret Klein Salomon, directrice exécutive du Climate Emergency Fund, nous prévient d’ailleurs que le pire nous attend : « D’autres manifestations sont à venir, c’est un mouvement en pleine expansion […] Alors attachez vos ceintures. » Elle préconise aussi, pour une action efficace, « la combinaison de la moralité avec quelque chose de nouveau, comme l’intérêt personnel éclairé. » Nouveau… pour elle peut-être. Parce qu’en réalité, la notion d’intérêt personnel éclairéenlightened self-interest – a été théorisée dès le XVIIIe siècle par Adam Smith, un des pères du libéralisme économique. En simplifiant, c’est l’idée que la poursuite par chacun de son intérêt particulier contribue à terme à l’intérêt général. Tocqueville, figure clé du libéralisme politique, l’appelle intérêt bien entendu et la qualifie de « doctrine peu haute, mais claire et sûre » [De la démocratie en Amérique, IIe partie, ch. VIII]. Dénoncer le capitalisme, frère siamois du libéralisme, en reprenant à son compte et sans le savoir une de ses idées maîtresses, un de ses principes fondateurs, voilà le fruit de l’ignorance et de la confusion idéologique où pataugent ces activistes.

Et puis, qu’est-ce que c’est que cette manie des faux dilemmes ? « Qu’est-ce qui vaut le plus, l’art ou la vie ? » Et que vaudrait une vie sans art ? Vivre ne se réduit pas à satisfaire nos besoins élémentaires. Bien sûr, le sentiment esthétique s’étiole quand on a le ventre vide : le plus beau quintette de Boccherini ne remplit pas l’estomac. Pour autant, supprimer l’art ne donnera à manger à personne. Dans son magnifique court-métrage L’amour existe [à regarder ici] où il fustige l’abandon de la banlieue et de ses habitants, Maurice Pialat évoque « la fin du travail à l’heure où ferment les musées. » Le peintre devenu cinéaste n’a pas toujours mangé à sa faim, durant les années où sa peinture ne se vendait pas, ce qui rend sa parole plus légitime que celle des destructeurs de tableaux. Or, ce n’est pas la fermeture des usines qu’il appelle de ses vœux, c’est l’ouverture des musées.

Georges Bernanos parle dans La France contre les robots, en 1947, de « la Civilisation des Machines s’exterminant elle-même, au risque, dans sa rage croissante, de détruire la planète avec elle. » Reprenant en partie sa réflexion sur une société uniquement préoccupée d’efficacité économique et de développement technologique, Jaime Semprun, essayiste et traducteur d’Orwell, ajoute cependant dans L’abîme se repeuple, publié en 1997 : « Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : ˝̋Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?˝̋ il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : ˝̋À quels enfants allons-nous laisser le monde ?˝̋ »

Selon lui, ce que Bernanos nommait la Civilisation des Machines engendre la barbarie car le vivant n’y a plus sa place. Nous nous transformons en robots et la vie ne réapparaît que sous la forme d’une énergie brutale, sauvage, féroce, non maîtrisée. Cependant, ce n’est pas la révolte d’hommes qui veulent rester libres, c’est la rébellion de gens qui sont déjà devenus des robots eux-mêmes et, comme le note Bernanos, tout entiers tournés vers le matériel, incapables d’une vie intérieure, insensibles aux réalités spirituelles – auxquelles l’art nous éveille. Les militants de Just Stop Oil ont si bien intégré le primat de l’économie et de la technique que tout en dénonçant la nocivité des énergies fossiles, ils ne se sont pas risqués à saboter le moteur d’un pétrolier : ils s’en sont pris à Van Gogh, mort dans la pauvreté et qui ne peut pas protester contre les attentats visant son œuvre.

D’avoir craché sur la Joconde avant de la réduire en lambeaux n’améliore en rien la vie des personnages du « Sourire ». Ils n’ont fait que se priver à jamais d’un peu de la beauté que recelait encore leur monde dévasté. Mais ce n’est que de la science-fiction. Rien de sérieux. Aujourd’hui, c’est sous prétexte de sauver la nature que l’on détruit la culture. On veut nous faire végéter dans une société régie par la sobriété, c’est-à-dire le rationnement, les restrictions, la disette organisée, où la beauté sera devenue suspecte, voire coupable. Ray Bradbury, John Brunner, J. G. Ballard, Philip K. Dick, Thomas M. Disch, William F. Nolan et George Clayton Johnson qui écrivirent à deux L’Âge de cristal, Harry Harrison [son roman Soleil vert se déroule en 1999 et le film célèbre qui en a été tiré, en 2022], entre autres, redoutaient l’avènement d’un tel monde, et ils nous ont mis en garde. C’est vrai qu’ils n’ont pas perçu que le danger pourrait venir de ceux qui se voudraient des sauveurs, bien que cela n’ait rien d’inédit dans l’histoire. C’est même un classique.

La science-fiction, c’est comme la pythie de Delphes : ses oracles s’accomplissent rarement sous la forme que l’on envisageait. Nous serions pourtant bien inspirés d’écouter ces Cassandre qui ne font ni de la grande ni de la vraie littérature : ils nous parlent si souvent des dangers que court l’humanité, par sa propre faute. Ils le font en créant, pas en détruisant. Le jour où nous aurons épuisé nos crachats sur ce que l’homme ajoute de beauté à notre monde – ça s’appelle la culture, le jour où nous aurons brûlé tous les tableaux, tous les livres, toutes les partitions, le jour où nous n’aurons plus le sourire de Mona Lisa, nous n’aurons plus que nos yeux à nous pour pleurer. Et ça fera même pas pousser les patates.

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Après deux articles qui nous ont emmenés sur le terrain politique, retour aux choses sérieuses dans quinze jours, avec un article sur le langage où il y aura plein de mots en grec.