Chassez la métaphore…

Que la métaphore ne soit pas réservée à la poésie et que nous en employions au quotidien, vous le savez aussi bien que moi. Cela ne mérite donc pas un article. Et nul besoin évidemment qu’on vous explique ce qu’est une métaphore. Je sais que vous n’êtes pas des ignares, ni des incultes ou des béotiens.

Bon.

J’explique.

Une métaphore est une figure de style, c’est-à-dire une manière expressive de formuler son propos, souvent imagée – et toujours dans le cas de la métaphore – par opposition à l’usage courant, plus neutre, du langage. La métaphore se fonde sur une ressemblance entre deux réalités : êtres vivants, objets inanimés, phénomènes naturels – Untel est un chameau, Unetelle est une potiche, une tempête sous un crâne, expression que nous devons à Victor Hugo. Voilà. Je savais que vous le saviez.

Établi dans les années 60 avant Jésus-Christ, le classement des œuvres d’Aristote, attribué en général à Andronicos de Rhodes, place ce qui traite des questions ontologiques fondamentales de l’être, de Dieu ou de l’âme, après ce qui se rapporte au cosmos et à l’étude des objets qui le composent. De là, le terme de méta-physique : ce qui vient après la physique. Par la suite, les philosophes ont interprété ce méta comme ce qui est au delà de la physique, sens qu’il peut en effet avoir en grec : y a-t-il quelque chose au delà du monde sensible, si oui, quoi, que peut-on en connaître et comment ? Heureusement que ce n’est pas notre sujet, car c’est vertigineux. Il ne s’agit ici que d’illustrer l’origine et la signification de méta.

Quant à phore, c’est l’action de porter, comme un photophore porte une lumière, un sémaphore porte un signal, ou comme un vase qu’on porte à l’aide de deux anses et qui se nomme une amphore [am ne veut pas dire anse, bien sûr, mais des deux côtés]. La métaphore est donc le fait de porter au delà : nous qui parlons une langue romane, nous appelons cela le transfert. En linguistique, la métaphore est une figure qui transfère telle qualité – au sens neutre d’aspect – d’un objet, d’une personne, à quelqu’un ou quelque chose d’autre. Voilà pourquoi Doña Sol peut dire à Hernani : « Vous êtes mon lion superbe et généreux », alors que selon la taxonomie en vigueur, le héros de Victor Hugo n’appartient pas à l’espèce Panthera leo.

Ce qui permet la métaphore est le processus mental de l’analogie, par lequel notre esprit établit un rapport de ressemblance entre deux éléments. L’expression explicite de l’analogie est une comparaison : l’analogie est signalée par l’emploi d’un terme approprié – comme, tel que, pareil à, ressembler ou autre. La métaphore exprime l’analogie de façon implicite. C’est l’auditeur ou le lecteur qui l’identifie grâce au contexte. Il sait bien que Hernani est un homme – et quel homme ! – et comprend donc que le lion est une image. Sans le contexte, il est impossible de savoir si l’on est devant une métaphore. « Alfred est un âne » : parle-t-on d’une bête de somme baptisée Alfred ? suis-je en train d’insulter cet abruti d’Alfred, qui n’en rate pas une ? Alfred est-il du signe zodiacal de l’âne dans quelque astrologie tombée en désuétude ? On peut multiplier les hypothèses : la métaphore ne fonctionne que dans un contexte donné et partagé.

Si on reprend le classique « schéma de communication » élaboré dans les années 1960 par Roman Jakobson, linguiste américain d’origine russe, l’emploi pertinent de la métaphore nécessite que le destinateur du message, celui qui s’exprime à l’écrit ou à l’oral, et son destinataire, qui lit ou écoute, partagent un cadre commun non seulement linguistique mais aussi culturel. Je peux comprendre mot à mot l’expression khmère បុរសនេះគឺជាដើមឧទុម្ពរ : cet homme-là, c’est un figuier. Cependant, cette compréhension littérale ne garantit pas l’accès au sens, puisque l’expression n’existe pas en français et que spontanément je ne vois pas en quoi un être humain pourrait ressembler à un figuier. Il se trouve que la variété de figuier que l’on rencontre au Cambodge est le pipal, nommé aussi figuier des pagodes ; son taxon latin est Ficus religiosa. Comme on le devine, c’est un arbre sacré dans le bouddhisme, où il est associé de manière positive à la méditation. C’est à son ombre que Siddhārtha Gautama médita durant six ans avant de vivre l’expérience spirituelle qui fit de lui l’Éveillé, autrement dit le Bouddha. Mais les symboles sont volontiers ambivalents. Le Ficus religiosa fait partie de ce que l’on appelle les figuiers étrangleurs, c’est-à-dire que ses racines aériennes s’enroulent autour d’autres arbres pour prendre leur place, comme par exemple ici au Ta Prohm, l’un des monuments d’Angkor, où un figuier entoure les racines d’un faux fromager et s’insinue même dans les pierres du temple. C’est pourquoi le pipal est aussi un symbole de l’hypocrisie, activité bien connue qui consiste à vous cajoler pour mieux vous étouffer.

Ponzaracconta

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Il faut une certaine maîtrise d’une langue et de la vision culturelle qu’elle exprime pour être capable d’identifier une métaphore. Les frères Tabet vont nous en donner un autre exemple. André et son cadet Georges ne sont pas des linguistes ni des grammairiens, mais ils ont écrit les dialogues de La Grande Vadrouille, donc c’est tout comme. Dans une scène du film, Madame Germaine, la patronne de l’hôtel du Globe, s’adresse en ces termes à deux officiers allemands : « Vous dormirez bien, Messieurs. Schlafen Sie gut ! Je suis très à cheval sur la literie ! » Le major Achbach s’étonne : « À chefal ? »

Le major, bien que parlant assez bien le français, ne semble pas connaître l’expression être à cheval sur quelque chose. Pour lui, le mot cheval ne renvoie qu’à son référent, c’est-à-dire l’objet réel que le mot désigne. Le référent d’un mot, c’est ce que sa définition dans le dictionnaire nous indique en premier. En entendant cheval, Achbach ne pense qu’à un cheval. Au mieux, il visualise l’hôtelière à califourchon sur un matelas, et ce n’est pas cette image saugrenue qui va l’aider à comprendre. Dans le contexte de cette conversation, il ne voit pas ce que viendrait faire un cheval. Il en est désarçonné.

Mais qu’en est-il de Madame Germaine ? Devant l’incompréhension du major, elle ne sait comment réagir et se borne à répéter : « Oui, à cheval sur la literie… » avec l’air de se dire : « Enfin, bref, passons… » Elle voit bien que l’officier bute sur l’expression, mais sur l’instant il ne lui en vient pas d’autre, car celle-ci lui est familière et il n’est pas sûr qu’elle saisisse pourquoi son interlocuteur reste perplexe. C’est sans doute parce qu’elle non plus ne perçoit pas l’image. Comme il s’agit pour elle d’une façon ordinaire de s’exprimer, elle ne visualise pas un solipède quand elle l’emploie. L’image ne fonctionne plus en tant qu’image. Si pour le major Achbach, être à cheval sur la literie est une expression inintelligible, pour Madame Germaine, c’est une catachrèse.

Catachrèse

Hergé, Les Bijoux de la Castafiore

La catachrèse est une métaphore que l’on n’envisage pas, ou plus, comme telle. Il peut y avoir deux raisons à cela. Soit la métaphore est devenue avec le temps d’un usage si habituel que l’on ne pense plus à son caractère imagé, comme Madame Germaine. Soit l’expression a toujours été métaphorique. Dans le cas du cheval, il y a eu trois étapes. Primo, être à cheval au sens propre. Secundo, être à cheval sur un objet concret, une chaise par exemple. Tertio, être à cheval sur une notion abstraite, comme être à cheval sur les principes. Mais il arrive qu’un terme ait été employé de manière métaphorique dès son apparition, qu’il ait été pour ainsi dire créé par métaphore.

Les quatre éléments d’un fauteuil qui reposent sur le sol s’appellent des pieds. Ce nom trouve son origine dans l’analogie avec les pieds d’un être humain, qui a des limites évidentes. Les pieds d’un fauteuil permettent sa stabilité et sont en contact avec le sol, mais ils ne sont pas faits de chair et d’os, ne possèdent pas d’articulations et ne lui permettent pas de se mouvoir. Au contraire, pour qu’un fauteuil se déplace, il faut justement qu’il n’ait pas de pieds, mais des roues. On parle donc des pieds d’un fauteuil par métaphore. Il n’a cependant jamais existé d’autre mot en français pour désigner ces supports. L’expression est une catachrèse : quand nous disons les pieds du fauteuil, pour nous il n’y a pas d’image et nous pensons employer le mot juste. En réalité, les deux sont vrais : c’est à la fois une image et le mot juste.

Tant que la métaphore nomme l’objet censé ressembler à un autre, elle est en général facile à identifier. Cela se complique avec ce que l’on appelle la métaphore in absentia, dans laquelle le comparant n’est pas exprimé – le comparant est l’objet que l’on rapproche, par image, du comparé qui est quant à lui bien présent, réel et concret. Si je parle d’amoureux qui roucoulent, ça va encore, car je sais qu’au sens propre ce sont les tourterelles et les pigeons qui roucoulent : même si le nom de ces oiseaux n’apparaît pas dans la phrase, je perçois l’image. Mais où est la métaphore dans cette phrase tirée de L’Assommoir de Zola : « Il renaudait à propos de tout, renâclait sur les potées de pommes de terre, une ratatouille dont il ne pouvait pas manger, disait-il, sans avoir des coliques » ?

Tic-tac, tic-tac… Vous avez trouvé ?

La ratatouille, on pourrait croire à première vue que c’est une métaphore, puisque la potée est un plat différent – on ne met pas de pommes de terre dans la ratatouille. Cependant, le mot n’est pas utilisé ici dans son sens propre de plat provençal et désigne, par extension de sens, un plat peu appétissant : dans cette acception-là, la potée est en effet une ratatouille, du moins du point de vue d’Auguste Lantier, le père d’Étienne, futur héros de Germinal. Les coliques dont il se plaint sont tout ce qu’il y a de concret, à supposer qu’elles ne soient pas feintes, car il a tout l’air du client pénible. Renauder, ce n’est pas une image non plus : c’est de l’argot et cela veut dire protester avec véhémence – on dit aussi venir au renaud.

Il ne reste plus guère que renâcler. Je ne sais pas jusqu’à quel point le sens premier de ce verbe vous est familier. J’imagine que vous allez vous dire soit (1) oui, bien sûr, soit (2) ah oui, c’est vrai, j’avais oublié, soit (3) ah bon, je ne savais pas ça – auquel cas, vous ajouterez peut-être, comme le fit un jour un élève de 6e en sortant de mon cours : « J’ai bien fait de venir, j’ai appris quelque chose ». Le renâclement est le fait pour un animal de renifler avec bruit pour exprimer son mécontentement. L’emploi le plus fréquent du mot, c’est le son qu’un cheval refusant d’avancer émet par les naseaux. Bien sûr, il n’ y a pas plus de cheval dans l’assiette de Lantier que dans le lit de Madame Germaine et renâcler est une métaphore in absentia puisque n’apparaissent dans la phrase de Zola ni le mot cheval ni aucun équivalent, que ce soit destrier, canasson ou dada. Si l’on ignore le sens propre du verbe, on n’a aucune chance de repérer la métaphore, car le texte ne contient pas d’autre terme qui pourrait nous faire penser à un cheval. Renâcler est passé dans le langage courant et c’est donc un nouvel exemple de catachrèse.

Les exemples, on pourrait d’ailleurs les multiplier et les multiplier encore, car la langue française abonde en catachrèses, que l’on soit pétrifié par la peur ou qu’une belle plante nous fasse fondre : autant d’images dont nous n’avons plus tout à fait, voire plus du tout, conscience. Si dans les prochains jours vous essayez d’y prêter attention dans des situations même banales et familières, vous n’allez plus entendre que cela. À y regarder de près, on peut même affirmer que le langage est métaphorique par essence, par nature et par définition. Si nous n’utilisions les mots que dans leur sens propre, si notre expression était entièrement dépourvue d’images, la communication serait réduite, appauvrie, et pour finir beaucoup plus difficile. Autant pour les écrivains que pour chacun d’entre nous, les métaphores jouent un rôle crucial et elles sont révélatrices de notre vision du monde, surtout quand elles nous sont personnelles, c’est-à-dire qu’elles nous viennent à l’esprit de manière plus ou moins spontanée, sans reprendre les catachrèses communes à tous.

Cela dit, le recours à celles-ci est instructif sur le paysage mental d’une personne ou d’un groupe. Pour se limiter à un exemple, le discours de l’extrême-droite est riche en expressions liées à la maladie : l’immigration et la corruption supposée des « élites » sont souvent présentées comme un cancer qui ronge la société et qui étend ses métastases. Il y a ici une métaphore sous-jacente. Si l’on parle de maladie, cela suppose que la nation soit un corps. Cette métaphore-là est un héritage de l’Ancien Régime, où le royaume était perçu comme un corps dont le roi était la tête, le chef au sens étymologique. Voilà une simple image qui illustre que l’extrême-droite n’a toujours pas réglé ses problèmes avec la République : son paysage mental possède encore une certaine dimension monarchique. Bien sûr on parle aussi, et fréquemment, de corps social, mais dans le vocabulaire habituel de l’extrême-droite c’est bien à la nation que fait référence l’emploi du mot corps.

Si jamais la lecture de cet article vous a donné à croire qu’il y a un cheval dans toutes les métaphores de la langue française, c’est que je me serai mal exprimé, car tel n’est pas le cas, en réalité. Mais c’est vrai que ça aide. Ainsi, en plus de renâcler, nous employons également une métaphore équestre quand nous disons regimber, qui exprime l’action d’une bête qui rue en refusant d’avancer, et ruer dans les brancards, métaphore qui ne renvoie pas à des ambulanciers en grève. Dans cette expression, brancards a le sens de barres de bois qui permettent de déplacer une charrette par exemple. Si on parle aujourd’hui de brancard pour désigner une civière, ce n’est pas par métaphore, mais par métonymie. Et nul besoin évidemment qu’on vous explique ce qu’est une métonymie.

Bon.

J’expliquerai une autre fois.